Pertinence du dialogue entre couleur et musique : Entendre la couleur

Afin de comprendre la couleur, il est nécessaire de la questionner. Cette affirmation, aussi évidente soit-elle, représente le fondement de la recherche chromatique. Elle met en exergue l’utilité de confronter des hypothèses scientifiques à des réalités factuelles, afin d’étendre le champ des possibles au regard du sujet. Dans ce contexte, apporter une vision pluridisciplinaire à la recherche autour de la couleur, donne une dynamique nouvelle. Dans cet article, cette approche se focalise sur une mise en dialogue scientifique entre la musique et la couleur. Nonobstant l’approche pouvant sembler hors sujet, les siècles ont vu passer de nombreux chercheurs ayant réalisé la même analogie, ce qui souligne sa pertinence. À titre d’exemple succinct, on peut noter Isaac Newton et sa célèbre théorisation sur l’existence du spectre chromatique, réalisée en 1666. Ses écrits dévoilent que le découpage du spectre lumineux en sept couleurs est tout à fait arbitraire, calqué sur l’harmonie de la gamme musicale[1]. Il théorise que la couleur est inhérente à la lumière et parvient, grâce à un prisme de verre, à créer un phénomène de réfraction[2]. Avec l’ajout d’un second prisme, la lumière se recompose.

 

  • Les racines de l’analogie

Ce syncrétisme intellectuel se place dans une tradition où les analogies liants sciences et arts remontent à l’Antiquité. L’historien de l’art Philippe Junod s’intéresse à cette question dans son ouvrage Contrepoint, paru en 2006 aux Éditions Contrechamps. Ainsi, selon Aristote, le principe de mimesis (d’imitation de la nature) est aussi vrai pour la peinture que la musique[3]. Dans son Codex Urbinas (Traité de la Peinture) publié posthume, Léonard de Vinci décrète par ailleurs : « La musique ne doit pas être appelée autrement que la sœur de la peinture, subordonnée à l’ouïe, qui vient après l’œil.[4] » Du fait de son caractère injonctif, cette phrase démontre parfaitement qu’il s’agit déjà d’une idée qui a trouvé sa place au sein de la doxa.

La corrélation entre les deux médiums se manifeste de manière saillante au cours du XVIIIe siècle, dans les théorisations du mathématicien jésuite Louis-Bertrand Castel (1688-1757). C’est au cours du colloque La Couleur réfléchie organisé par Michel Constantini, Jacques Le Rider et François Soulages, que le musicologue Jean-Marc Warszawski s’intéresse à celles-ci. L’érudit publie en 1740, L’Optique des couleurs. Il y présente l’invention à laquelle il dédie une partie de sa vie : le clavecin oculaire. Jamais physiquement construit, cet instrument utopique est pensé pour permettre de « peindre le son »[5]. Afin de donner une pertinence à son invention, celui-ci s’appuie sur les théories se rapportant à la lumière du prêtre allemand Athanasius Kircher. Toutefois, malgré une approche se voulant scientifique, Louis-Bertrand Castel met plutôt en évidence des recherches lacunaires, ce qui décrédibilise son invention. En effet, il part par exemple du principe selon lequel, les longueurs d’ondes de la lumière correspondent en tous points à celles du son. Pourtant, dès son époque, les physiciens attestent déjà de la grande différence de vitesse de propagation entre les deux, celle de la lumière étant fulgurante[6]. Voltaire prend également le temps de rédiger une lettre à l’intention du compositeur Jean-Philippe Rameau, dans laquelle il prend soin de critiquer les écrits du mathématicien jésuite[7].

Caricature du “clavecin oculaire” de Louis-Bertrand Castel par Charles Germain de Saint Aubin, date inconnue, conservé au The Rothschild Collection (The national Trust) à Waddesdon.

 

  • Un siècle synesthétique

Le XIXe siècle devient la scène d’une multitude d’approches cherchant à affirmer la réciprocité existante entre la couleur et la musique, et cela notamment par le biais de la synesthésie. Dans le Dictionnaire de l’Académie Française, la première occurrence de ce concept ne fait son apparition qu’à partir de la 9e édition, débutée en 1980 et achevée en novembre 2024 : « Phénomène subjectif éprouvé par certaines personnes qui, à une sensation donnée, associent, de manière systématique et involontaire, une autre sensation relevant d’un domaine sensoriel différent.[8] » Contrairement à l’approche des siècles précédents se voulant à la fois objective et scientifique, celle qui orchestre les réflexions générales durant le XIXe siècle est davantage sujette à la sensibilité personnelle. Quelque chose qui cherche à tendre vers le spirituel. L’exemple le plus notable reste Vassily Kandinsky (1866-1944) et son Du spirituel dans l’art, ouvrage publié en 1911. Artiste appartenant au mouvement de l’expressionnisme, il présente les deux médiums comme étant capables de transcender la simple représentation, arborant une sémantique plus ineffable, émotionnelle et profonde[9]. Ainsi, en concordance avec la musique, la couleur (essentiellement dans un contexte abstrait) fait fi du monde sensible et se place en parallèle de l’esprit. À la manière de vibrations ou de « résonnances intérieures » [10], la communication s’établit avec l’âme, amenant à une expérience spirituelle[11]. L’artiste cherche à se libérer des carcans figuratifs, dans une communion sensorielle entre les couleurs et la musique. 

 

Réciproquement, l’analogie entre la couleur et la musique est tout à fait présente dans l’univers instrumental. Les musiciens se servent d’un vocabulaire riche afin de mettre en exergue la diversité de la palette sonore. Dans ces circonstances, de nombreux compositeurs parviennent à colorer leurs pièces grâce à des titres équivoques[12] : En blanc et noir par Claude Debussy, Messe blanche d’Alexandre Scriabine ou encore Le ciel est bleu de Georges Bizet. À plus forte raison, ces termes trouvent leur place dans la couleur sonore (timbre) des compositions. Pour le domaine musicologique : « le recours au lexique du peintre donne au son éphémère et flottant un ancrage dans une réalité plus stable, plus tangible.[13] » Les partitions sont alors parsemées de termes chromatiques tels que mordoré, blanc, clair ou incandescent.

 

  • Traduire la peinture ?

Durant l’année 1869, le chirurgien irlandais John Denis MacDonald (1826-1908) rédige Sound & Colour: Their Relations, Analogies, and Harmonies. Dans son ouvrage, sa réflexion culmine sur ce qui représente également l’acmé de l’analogie pluridisciplinaire : la traduction d’une œuvre picturale colorée en composition musicale[14]. Il s’éloigne des spirituels de son époque, en adjoignant des éléments mathématiques et scientifiques à sa réflexion. Il met en parallèle des données sensorielles avec des éléments anatomiques. L’ouïe, subordonnée à la vue, leurs propriétés organiques sont présentées comme ayant d’importantes similitudes. Selon lui, les principes de la physique sont intrinsèques à ce questionnement. Les sons comme les couleurs répondent aux lois de la vibration[15]. Cette corrélation est subtilement corroborée par le parallèle : « … that tint or hue in colours determining their relations to each other, is equivalent to pitch in sounds, which is in like manner due to the rate or number of vibrations…[16]et[17] » Comme dans un rapport de proportionnalité, cette fusion sensorielle est développée par l’idée d’harmonie. Elle advient dès le moment où les données visuelles (et/ou sonores), ne sont plus nécessairement perçue individuellement, mais en juxtaposition proportionnée, en accord[18].

 

Afin de procéder à sa traduction picturale, l’auteur prend avant tout le temps d’identifier toutes les teintes dominantes de l’œuvre, aussi bien chauds (rouges, oranges) que froides (verts, bleus). Elles sont jumelées à des notes de musique, suivant la théorisation originelle de Newton : les sept couleurs du prisme lumineux, sont en concordance avec les sept notes de la gamme musicale[19].  Par conséquent, l’analogie se structure comme il suit : C (do) s’associe au rouge / D (ré) s’associe à l’orange / E (mi) s’associe au jaune / F (fa) s’associe au vert / G (sol) s’associe au bleu / A (la) s’associe à l’indigo / B (si) s’associe au violet[20].

Par ailleurs, l’hypothèse scientifique de MacDonald fait concorder l’emplacement des couleurs primaires (le rouge, le jaune et le bleu) avec les notes qui constituent ce que l’on désigne comme étant l’accord parfait majeur. Cet accord Do majeur se compose de la fondamentale, de la tierce majeure et d’une quinte : Do – Mi – Sol. Le reste des couleurs sont ce que l’on appelle des dérivatifs, dans la mesure où elles découlent toutes de mélanges venants des couleurs primaires[21]. En ce qui concerne les contrastes et les dégradés, l’apparentement se fait avec les modulations musicales. Cela englobe les variations de temps, la tonalité ou encore la dynamique. Il s’agit d’un paramètre subjectif à l’œuvre picturale ; la mélodie visuelle dépend des lignes, des formes, mais également du sujet que l’artiste a fait le choix de mettre en évidence.

 

À la différence d’une traduction explicite, cette approche synesthétique met à la fois en avant science et perception. Se questionner sur le timbre, la tonalité ou l’expressivité d’une œuvre aussi bien picturale que sonore, demande d’avoir recours à sa réceptivité personnelle. Par ailleurs, l’acuité de la traduction dépend aussi de l’appréhension de la sensibilité de l’artiste. Une certaine apathie au regard des émotions qu’il cherche à retranscrire, ne ferait que biaiser la compréhension de l’œuvre.

 

De fait, il est pertinent de percevoir que cette approche analogique se veut être une nouvelle manière de définir l’art total. Usuellement conceptualisé dans les arts décoratifs, le concept est ici comme dématérialisé et sa dimension semble transcender le « simple » matériau. Le point d’orgue reste la recherche d’harmonie au travers de la dimension multisensorielle, cependant, les deux disciplines ne sont pas physiquement palpables.


[1] NEWTON (Isaac), Une lettre de M. Isaac Newton, professeur de mathématiques à l’université de Cambridge, contenant sa nouvelle théorie sur la lumière et les couleurs, Cambridge, Philosophical Transactions of the Royal Society, 1671/72.

[2] Ibid.

[3] JUNOD (Philippe), Contrepoints, Paris, Éditions Contrechamps, 2006.

[4] (de) VINCI (Léonard), Traité de la peinture, 1651(traduit intégralement en français sur le Codex Vaticanus (Urbinas) 1270 par PÉLADAN (Josephin)), Paris, Librairie Ch. Delagrave, 1910, p. 44.

[5] WARSZAWSKI (Jean-Marc), « Le Clavecin oculaire du père Louis-Bertrand Castel », in CONSTANTINI (Michel), LE RIDER (Jacques) et SOULAGES (François) (dir.), La Couleur réfléchie, actes de colloque, université Paris VIII, mai 1999, paris L’Harmattan, 2001.

[6] WARSZAWSKI (Jean-Marc), 2001.

[7] VOLTAIRE, Œuvres complètes de Voltaire, Paris, Typ. J. J. Tourneisen, 1788, p. 69.

[8] ACADÉMIE FRANÇAISE, Dictionnaire de l’Académie Française, Paris, Fayard, 9e édition, 1980-2024.

[9] KANDINSKY (Vassily), Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, avec avant-propos de Philippe SERS, Paris, Denoël-Gonthier, 1971.

[10] KANDINSKY, 1971.

[11] KANDINSLY, 1971.

[12] GIULIANI (Emmanuelle), « Des sons et des couleurs – Couleurs et musiques » in Études, 2011/9, Tome 415, 2011, p. 232.

[13] GIULIANI (Emmanuelle), 2011, p. 233.

[14] LOWENGARD (Sarah) et LOSKE (Alexandra), The Book of Colour Concepts, Cologne, Taschen Édition multilingue, 12 mars 2024, 846 pages.

[15] MACDONALD (John Denis), Sound & Colour: Their Relations, Analogies, and Harmonies, Londres, Longmans, Green, Reader, and Dyer, 1869, p. 3.

[16] MACDONALD (John Denis), 1869, p. 16.

[17] Traduction de l’anglais : « que la teinte ou la nuance des couleurs, qui détermine leurs relations mutuelles, est équivalente à la hauteur des sons, qui est due de la même manière au taux ou au nombre de vibrations... »

[18] Op. cit, p, 18.

[19] Op. cit, p. 13-17.

[20] Op. cit, p. 13.

[21] Op. cit, p. 14.

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